À propos

 


L’histoire des « petites têtes » de Béatrice Dumiot est presque un conte. Formée aux arts appliqués, l’artiste pratique depuis longtemps le modelage et le dessin d’après modèle. En 2010, une épreuve de la vie change la tonalité de son travail, oriente ses dessins vers des allégories plutôt noires, et marque surtout l’apparition d’une nouvelle technique, celle de l’encre diluée, dont le procédé est aux antipodes de toute maîtrise académique. Le principe en est à la fois simple et prodigieux. Sur une nappe d’encre claire encore humide, Béatrice Dumiot applique d’un seul geste quelques gouttes d’encre de Chine, qui en se délayant forment corps et visages. Le modèle est là, les traits en sont esquissés, mais l’image s’achève seule sous les yeux de l’artiste-spectatrice, avant de se fixer aussi lentement que l’intervention fut fulgurante.

À la fois beau et tragique, l’incontrôlable prit ainsi place aux côtés du dessin traditionnel, comme une volonté de le perturber sans pour autant l’effacer. Puis des essais de collages ont fait apparaître des créatures hybrides – thème récurrent chez l’artiste –, et surtout nécessité la réalisation de planches préparatoires où des têtes s’amassaient en attente d’être prélevées. Ce fut alors l’apparition d’une étrange foule de visages, que Béatrice Dumiot décida de conserver telle quelle avant de la faire proliférer. Sur des pages de carnets, des feuilles de moyen format puis de grands carrés de papier, des milliers de têtes se sont depuis formées et propagées, au gré des caprices de l’encre. Ni spectres ni anonymes, ce sont celles d’êtres connus, rencontrés ou croisés, que l’artiste identifie à mesure qu’elles surgissent. Telle une réminiscence du « monde des hommes » que l’on finit par quitter, cette foule n’est pas masse, mais galerie de portraits hallucinés d’être ainsi conviés.

Si le geste est minimal, le sentiment de démiurgie est inévitable : penchée sur le papier posé à terre, Béatrice Dumiot regarde son monde se peupler. Le format carré, qui se prête mieux à l’étreinte qu’à la projection, favorise cependant une intimité qui lui est chère : c’est en dedans que les visages éclosent et prennent l’allure du hasard, présentant pourquoi pas un faciès animal. Le procédé peut évidemment s’appliquer à l’infini. Béatrice Dumiot ne l’ignore pas et n’hésite pas à jouer avec la tentation du motif. Mais c’est avant tout une histoire d’art que ses petites têtes racontent. Nées pour servir en marge d’une pratique relativement classique, elles ont su gagner leur autonomie et faire œuvre à part entière. Si l’artiste n’a pas pour autant délaissé ses techniques habituelles, celle-ci l’a mise sur une voie qu’elle sait être sienne. Puiser dans l’imprévu la tentation de l’inconnu et la force de le poursuivre, c’est aussi cela la création.

Augustin BESNIER